Règle n°2. Réduisez au minimum l’auto-alimentation.
Dans la grande aventure évolutionniste des chercheurs (de pitance) du Rez-de-Jardin, la sélection naturelle a progressivement dégagé, par décantation, une deuxième phase importante : celle de l’auto-alimentation du monosapiens BnFensis.
Les monosapiens survivants, ayant tiré la leçon des mésaventures de leurs congénères chasseurs-cueilleurs de l’extérieur (voir l’épisode précédent), ont appris à se prémunir contre les aléas de l’Exki et du parvis en se préparant à l’avance, dans leur grotte d’étudiant, de succulents petits encas pour leur pause de midi. Dotés de magnifiques tupperwares chamarrés, ils ont décidé de se prendre en main et d’accéder à l’autosuffisance alimentaire. Super.
Seulement voilà, comme toute bonne résolution de thésard volontaire, cette autonomie chèrement conquise connaît un phénomène de délitement progressif qui mène, inéluctablement, à la catastrophe. Description en trois temps.
Premier temps : l’euphorie.
« Génial, ces nouveaux tupperwares du Monop’ ! ça va me changer des fougasses ». Enthousiaste, notre doctorant vient de modifier ses priorités pour l’été : le colloque à Baden-Baden de septembre passe au second plan, il va dorénavant se consacrer à l’obtention de sa première étoile au Michelin BnF.
Tout d’abord, le plan d’attaque. Cinq repas par semaine à prévoir, ça devrait le faire (le lundi midi, le Rez-de-Jardin n’ouvrant qu’à 14h, on reste sur les pâtes) :
Mardi, salade de concombre et gambas aux pistaches du Brésil, accompagnée d’un litre de jus d’orange pressé le matin même.
Mercredi, pain bagnat aux tomates séchées de Campanie, feta d’Illyrie et huile de l’Alentejo, pour un sandwich européen, ô joie, arrosé d’un smoothie kiwi-groseille-goyave, mixé avant de partir ;
Jeudi, salade de pâtes extra fraîche, et pas des Panzani, s’il vous-plaît, avec basilic du balcon, mozzarella di Buffala, pommes d’amour cœur de pigeon coupées en trois, et une eau gazeuse de Gaspésie par dessus ;
Vendredi, mini-cakes aux lardons grillés et pruneaux d’Agen dénoyautés, une petite mâche de Rotterdam pour l’alibi fraîcheur et un Perrier, tout simple ;
Et samedi, on se lâche, c'est le week-end : calzone maison, façon Regina, mini-moelleux fondant au chocolat colombien avec, dans le thermo, une portion de granité de gazpacho préparé hier soir et passé au freezer dans la nuit.
Tout simple.
Deuxième temps : la routine.
Une fois le menu établi, il changera peu. L’agenda hebdomadaire de notre doctorant est fixé :
Dimanche
dodo ; coquillettes jambon ; boulot ; sieste ; série ; mails ; re-pâtes ; boulot ; dodo.
Lundi
radio ; douche ; paperasse ; mails ; courses pour la semaine ; pâtes ; métro ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer la salade de concombre et gambas aux pistaches du Brésil ; boulot ; dodo.
Mardi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; salade de concombre et gambas aux pistaches du Brésil ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer le pain bagnat aux tomates séchées de Campanie, feta d’Illyrie et huile de l’Alentejo ; boulot ; dodo
Mercredi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; pain bagnat aux tomates séchées de Campanie, feta d’Illyrie et huile de l’Alentejo ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer la salade de pâtes extra fraîche avec basilic du balcon, mozzarella di Buffala, pommes d’amour cœur de pigeon coupées en trois ; boulot ; dodo.
Jeudi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; salade de pâtes extra fraîche avec basilic du balcon, mozzarella di Buffala, pommes d’amour cœur de pigeon coupées en trois ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer les mini-cakes aux lardons grillés et pruneaux d’Agen dénoyautés, une petite mâche de Rotterdam pour l’alibi fraîcheur ; boulot ; dodo.
Vendredi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; mini-cakes aux lardons grillés et pruneaux d’Agen dénoyautés, une petite mâche de Rotterdam pour l’alibi fraîcheur ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer le calzone maison façon Regina et le mini-moelleux fondant au chocolat colombien ; boulot ; dodo.
Samedi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; calzone maison façon Regina et le mini-moelleux fondant au chocolat colombien ; Rez-de-Jardin ; métro ; douche ; MISE DE TÊTE ; dodo.
Dimanche
dodo ; coquillettes jambon ; boulot ; sieste ; série ; mails ; re-pâtes ; boulot ; dodo.
Lundi
radio ; douche ; paperasse ; mails ; courses pour la semaine ; pâtes ; métro ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer la salade de concombre et gambas aux pistaches du Brésil ; boulot ; dodo.
Mardi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; salade de concombre et gambas aux pistaches du Brésil ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer le pain bagnat aux tomates séchées de Campanie, feta d’Illyrie et huile de l’Alentejo ; boulot ; dodo
Mercredi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; pain bagnat aux tomates séchées de Campanie, feta d’Illyrie et huile de l’Alentejo ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer la salade de pâtes extra fraîche avec basilic du balcon, mozzarella di Buffala, pommes d’amour cœur de pigeon coupées en trois ; boulot ; dodo.
Jeudi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; salade de pâtes extra fraîche avec basilic du balcon, mozzarella di Buffala, pommes d’amour cœur de pigeon coupées en trois ; Rez-de-Jardin ; métro ; pâtes + ne pas oublier de préparer les mini-cakes aux lardons grillés et pruneaux d’Agen dénoyautés, une petite mâche de Rotterdam pour l’alibi fraîcheur ; boulot ; dodo.
Vendredi
radio ; douche ; métro ; Rez-de-Jardin ; mini-cakes aux lardons grillés et pruneaux d’Agen dénoyautés, une petite mâche de Rotterdam pour l’alibi fraîcheur ; Rez-de-Jardin…
Etc.
Troisième temps : l’atterrissage.
Après deux ou trois semaines à ce régime, agrémentées d’une éruption cutanée de stress doctoral et d’un plantage d’ordinateur qui lui fera perdre trois jours de boulot au bas mot, notre doctorant risque bien de se tenir in petto le discours suivant : « Et bordel ! J’ai encore oublié d’acheter les gambas / le concombre / la feta / la mozzarella / les œufs / le chocolat / le pain / etc. ».
Variante : « Ouhla ! Trop à la bourre, moi. Pas le temps de faire mon calzone maison façon Regina et le mini-moelleux fondant au chocolat colombien. Tant pis, je sortirai m’acheter un truc tout à l’heure chez Exki ».
Résultat : soit notre ami retourne à la case départ du chasseur-cueilleur extérieur de l’épisode 1, et il y reste ; soit il se résigne à fourrer tous les matins, dans un bout de pain rassis et en deux minutes, ce qui dépasse du frigo : tranche de jambon périmé ; Vache-qui-rit-plus-du-tout ; reste des coquillettes-jambon du dimanche ; croûte de camembert. Un régal.
L’utilité marginale d’un encas auto-préparé est décroissante, camarade, ne l’oublie jamais. Pour manger, en Rez-de-Jardin : l’autonomie c'est bien, le Café des temps, c'est mieux.
[A suivre]